Le marché du Droit et des Legal Tech est porteur. Evalué à 31 milliards d’euros uniquement pour la France, le secteur incube des start-up mues par une volonté forte d’innover. Doctrine fait indéniablement partie de ces entreprises qui rebattent les cartes d’un domaine promis à une forte croissance. Nicolas Bustamante, PDG et co-fondateur de la société nous explique comment infuser l’innovation malgré de fortes contraintes réglementaires et concurrentielles.
Innover dans un secteur fortement monopolistique peut s’avérer complexe. Comment une start-up peut, à elle seule, réinventer un marché ?
Au niveau mondial, le marché de l’édition juridique est représenté par un duopole qui concentre la quasi-totalité des actifs. LexisNexis et Westlaw contrôlent l’ensemble du marché américain. En France, quatre acteurs totalisent à eux seuls plus de 80% des parts de marché, nous sommes donc en présence d’un domaine extrêmement concentré. Dans ce cadre, nous avons fait le constat qu’il existe encore de nombreuses barrières à l’entrée qui empêche l’arrivée de nouveaux entrants. Cela entraîne irrémédiablement une augmentation des prix, de l’ordre de 9% par an, car il n’existe aucune course à l’innovation. Cet état de fait crée immanquablement une absence d’innovation dans le secteur de l’édition juridique.
Doctrine essaie de passer outre ces barrières à l’entrée ou de pratiques lourdes (contractualisation sur 3 ans, difficultés de résiliation…) via la numérisation d’une partie de la chaîne de valeur. Ce mouvement était très attendu dans la mesure où l’univers du Droit était naturellement très peu numérisé. Cela a provoqué une vague de nouveautés dans le secteur. Nous avons alors constaté que des sociétés déjà en place se sont mises à proposer de nouvelles fonctionnalités auprès de leurs clients traditionnels, mettre en place des labs internes et s’avancer sur de nouveaux terrains. Notre arrivée à donc provoqué une innovation dans l’ensemble du domaine, ce qui est bénéfique pour tous.
Innover dans les Legal tech signifie-t-il que les entreprises traditionnelles du secteur sont appelées à disparaître ?
Il est rare que l’arrivée d’un acteur dans un marché signe la fin d’un autre, les entreprises établies ne perdent généralement pas totalement leur place. La disruption est bien souvent un jeu à somme nulle, dans la mesure où l’innovation se diffuse chez l’ensemble des concurrents sans que ces derniers ne soient appelés à disparaître. En ce qui nous concerne, nous collaborons avec les éditeurs juridiques traditionnels mais la force de Doctrine réside dans notre capacité à agréger et hiérarchiser pour donner sens à l’information juridique.
Par contre, on constate que lorsque l’on se lance dans un marché extrêmement concentré, les réactions engendrent des comportements du type « David contre Goliath », ce qui n’est in fine bénéfique pour personne. Qui plus est lorsqu’un acteur nouvel numérique entre sur le marché, cela tétanise, cela fait peur. Pour la raison simple que des entreprises établies peuvent craindre d’être ringardisées. En réalité, ces mêmes sociétés n’exercent jamais réellement la même activité que la start-up qui vient d’éclore sur leur marché. Elles peuvent donc se concentrer sur leur propre valeur ajoutée.
Il n’y a donc aucune raison de craindre l’arrivée d’un nouvel entrant. Pour prendre un exemple qui parlera à beaucoup de monde, en matière de transports Uber est bel et bien toujours présent tout comme les taxis G7. Il n’y a finalement pas eu de grand cassage du marché.
Le marché du Droit est-il rétif au changement, voire technophobe ?
Je ne pense pas que le secteur juridique au sens large soit technophobe. Mais le constat est simple, ce marché souffre d’une numérisation trop faible. Nous avons fondé Doctrine car il n’existait aucun « Google du Droit » pour rechercher de l’information. Il était évident qu’il y avait un manque important en matière de contenus numériques. Et ce, alors même que ce secteur vit très souvent dans l’urgence. En simplifiant les procédures, on permet à la justice d’être mieux rendue. Mais aussi à l’avocat de mieux plaider, au juge de mieux décider…
Le constat à la création de la start-up était de comprendre pourquoi ces deux mondes, celui de la technologie et celui du droit, ne se parlent pas. Un juriste peut apparaître comme étant une personne frileuse. Qui, pour innover, mettra en place des plans quinquennaux et ne se lancera peut-être jamais. Un technophile se lancera peut-être plus volontairement, au risque de créer des frictions. C’est d’ailleurs ce que l’on constate avec certaines legal tech américaines, les juristes en viennent très rapidement à se confronter avec les équipes marketing ou de développement, alors que ces deux mondes sont plus proches qu’on ne le pense.
L’une de vos fortes valeurs ajoutées est l’utilisation de l’intelligence artificielle dans votre moteur de recommandation. Comment cela fonctionne ?
L’intelligence artificielle constitue un outil, une sorte de moteur que personne ne voit réellement car il fonctionne de façon invisible. Cela permet de développer un moteur de recherche pour le secteur juridique et d’organiser l’information. L’IA autorise également la hiérarchisation des résultats de manière intelligente et intelligible.
Pour ce faire, nous utilisons une technique appelée Natural Language Processing ou traitement automatique du langage (TAL). On apprend aux objets à recouper par eux-mêmes des entités, des bouts de phrase présents sur un texte, pour en extraire un sens. Le vocabulaire du Droit est par essence complexe mais il a l’avantage d’être précis. Un terme, apparemment subtil, ne va par exemple recouper qu’une seule et unique définition. Une intelligence artificielle correctement entraînée va comprendre rapidement cette corrélation pour l’appliquer à d’autres éléments similaires.
Le domaine écrit du Droit laisse finalement peu de place à l’interprétation. Ce que les juristes appellent « l’esprit de la loi » pour expliquer le sens dans lequel un texte a été rédigé est bien souvent rédigé noir sur blanc sur les actes. On le retrouve ainsi de manière explicite, motivée et peut ainsi être comprise par une intelligence artificielle.
La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique prévoit la mise à disposition du public à titre gratuit de l’ensemble des décisions de justice. Est-ce suffisant ?
L’ensemble des données doivent être diffusées. La norme juridique, c’est-à-dire les lois, les règlements, les décisions de justice doivent être rendues accessibles au plus grand nombre. C’est l’application du fameux « nul n’est censé ignorer la loi ». En ce sens, l’open data juridique revêt un caractère extrêmement particulier et vital. Il est donc essentiel que les normes juridiques soient disponibles gratuitement et diffusées au plus grand nombre.
C’est notre challenge au quotidien alors même que certaines entreprises nous demandent parfois de retirer du contenu. Soit parce que la décision a été mal rédigée, soit parce qu’elle sanctionne une grande entreprise. Éthiquement, nous ne pouvons pas retirer de tels contenus de notre base. Nous nous devons de garder ces informations en open access. Car il faut comprendre que dans la pratique, obtenir un jugement demeure complexe. Prenons l’exemple d’un journaliste qui souhaite publier un article suite à un jugement, il sera difficile pour lui de posséder une copie de ce dernier auprès d’un greffe pour la simple et bonne raison que l’accès à ces éléments n’est, à ce jour, pas facilité.
Malgré la complexité du marché des Legal Tech, comment Doctrine envisage de mettre son activité à l’échelle internationale ?
L’aspect le plus important pour passer d’un état de start-up à celui d’une société plus large est d’être bien structuré dans son pays. Le secret c’est d’être organisé en interne pour se projeter plus facilement vers un autre pays. Vous pourrez alors ouvrir d’autres pôles relativement indépendants. Si vous êtes moins matures et vous vous lancez dans d’autres pays, vous risquez d’abaisser votre performance dans votre pays de base. En provisionnant de l’énergie depuis la France, vous allez accroître la concurrence et la pression sur vos nouvelles activités, mettant de fait en danger votre structure. Des start-ups comme Algolia ou Dataiku se sont lancées au bon moment mais elles ont dû attendre quelques années avant de franchir le pas. Et ce avec succès.
BIO de DOCTRINE
Doctrine est une start-up des legal tech qui collecte et met en ligne les décisions de justice des juridictions françaises. Dans le but de rendre ces données disponibles et exploitables, elle analyse les textes juridiques aux moyens d’algorithmes puissants dans l’optique d’éditer un moteur de recherche permettant d’accéder facilement à l’ensemble des sources du droit. Fondée par Nicolas Bustamante (PDG), Raphaël Champeimont (Directeur Technique) et Antoine Dusséaux (Directeur produit), Doctrine a levé 10 millions d’euros en juin 2018 auprès d’Otium et de Xavier Niel.
Olivier Robillart